pour Danièle et Guy
Les mois qui ont précédé puis suivi l'élection présidentielle en France ont permis de découvrir les ressorts de la vie politique de mon pays, la diversité des styles de campagne, le caractère des candidat(e)s en vue. "Petit traité des émotions, sentiments et passions politiques" de Philippe Braud, publié récemment chez Armand Colin, donne au lecteur / électeur la possibilité de vérifier la validité des intuitions qu'il a pu avoir en écoutant telle personnalité politique battant l'estrade, ou en voyant le comportement de tel élu dans l'exercice des responsabilités.
Ce n'est pas sans appréhension que j'ai pris en main ce volume : un ouvrage sur les moeurs politiques se prête-t-il vraiment à un agencement alphabétique, admiration, ambition, amertume, amours, et ainsi de suite jusqu'à vanité, vengeance, verbe (amour du -), victimaire (sentiment -) et violence ? La Bruyère n'a-t-il pas fait le tour de nos petits travers, dans ses "Caractères" ? En analysant les ressorts de la politique, peut-on faire autre chose que de gloser Machiavel ? Quelques citations de Nietzsche ou de Sénèque suffisent-elles à expliquer le déroulement de l'élection présidentielle française, ou pour anticiper le scrutin qui aura lieu aux Etats-Unis à la fin du mandat de George W. Bush ? Un tel livre peut-il nous éclairer sur la pratique politique en Chine, nous renseigner sur ce qui se passe au Vénézuela ou au Myanmar ?
La qualité première de ce livre est que, sous des dehors de compilation littéraire, en réalité il recèle une analyse fort pertinente. Philippe Braud, professeur des universités à Sciences-Po Paris, n'a pas cherché des exemples pour illustrer telle maxime de Chamfort ou tel trait de Hume, comme aurait sans doute cherché à le faire un professeur de littérature. Il a engagé la démarche inverse : dans tel cas concret, qui peut-on citer à l'appui d'un constat contemporain ? Ainsi, sous l'entrée ascendant, l'auteur nous propose cette réflexion sur la cohorte des conseillers, dont certains sont écoutés, mais dont très peu ont un véritable ascendant sur le prince :
"Autant les personnalités les plus faibles aiment s'en remettre durablement à quelques conseillers familiers (...), autant les personnalités plus fortes deviennent facilement ombrageuses quand elles ressentent leur dépendance (ou leur infériorité). La disgrâce a toujours guetté les favoris du Prince, au faîte de leur gloire. La reine Elizabeth d'Angleterre les faisait même exécuter, important en Europe les (mauvaises) manières des sultans ottomans à l'égard de leurs vizirs. Les pratiques démocratiques contemporaines sont plus pacifiques. Les conseillers de François Mitterrand, devenus encombrants, se voyaient en général offrir un placard doré dans un organisme public, voire une nouvelle carrière loin de la capitale : à Bruxelles, par exemple, pour Jean-Pierre Cot, à Londres, à la tête d'une grande Banque européenne, pour Jacques Attali" (pp. 36-37).
Le choix des citations est souvent très éclairant. Ainsi, au milieu de son entrée sur les préjugés, l'auteur cite les "Pensées" de Lichtenberg : "Les préjugés sont, pour ainsi dire, la ruse instinctive des hommes ; ils résolvent à travers eux bien des choses qu'il leur aurait été difficile de résoudre par la réflexion, et tout cela sans effort". Revenant à la rubrique ascendant, on peut lire cette réflexion de Charles de Gaulle, dans Le fil de l'épée : "L'ascendant naît du contraste entre la puissance intérieure et la maîtrise de soi. (...) Il s'agit de répondre, en effet, au souhait obscur des hommes à qui l'infirmité de leurs organes fait désirer la perfection du but, qui, bornés dans leur nature, nourrissent des voeux infinis et, mesurant chacun sa petitesse, acceptent l'action collective pourvu qu'elle tende à quelque chose de grand. On ne s'impose pas sans presser ce ressort-là". Dans toute son action politique, Charles de Gaulle n'a cessé, en effet, de "presser ce ressort-là"...
La question se pose : l'analyse des ressorts de la politique, proposée par Philippe Bruad, ne peut-elle s'appliquer qu'à la France et, le cas échéant, à l'Europe occidentale naguère rassemblée par Charlemagne ? Prenons, par exemple, la rubrique idéologue :
"Les idéologues sont soumis aux vents de la conjoncture politique et aux cycles historiques. Les partis de gouvernement, usés par de trop longues années au pouvoir, à court d'idées mais non de querelles internes, embarrassés par des affaires de corruption, ne peuvent se refaire une virginité politique, après un désastre électoral, sans le secours d'idéologues ou d'intellectuels organisés en think tanks. Ce furent, par exemple, les marxistes du PS à la fin des années soixante-cis, la droite chrétienne aux Etats-Unis dans les années quatre-vingt-dix, les néolibéraux du Labour en Grande-Bretagne à la même époque...".
C'est précisément là que l'on constate la limite géographique de l'ouvrage de Philippe Braud : s'il met en relief des situations précises de la vie politique française, en revanche les exemples non-français restent, pour la plupart, allusifs. Ainsi, on aurait pu s'attendre à ce que l'auteur traite de manière plus approfondie le cas américain, sous l'entrée radicales (opinions), où il se contente de cette mention : "Ce processus, commun à toutes les révolutions, se manifeste aussi dans les pays en guerre lorsque les opérations militaires qui promettaient d'être "courtes, fraîches et joyeuses" s'enlisent dans un bain de sang. En France avec la guerre d'Algérie, aux Etats-Unis avec la guerre du Vietnam puil l'invasion de l'Irak, des vois puissantes se sont élevées pour préconiser des mesures toujours plus énergiques contre les "défaitistes" de l'intérieur, pour élargir le conflit aux pays qui soutiennent l'adversaire, pour employer des armes nouvelles plus destructrices. Les faucons, portés un temps par le souci d'éviter à tout prix l'humiliation et la défaite, cèdent toujours trop tard devant les nécessités du compromis"...
En conclusion, cet ouvrage révèle une approche honnête : son auteur ne prétend pas écrire une histoire des mouvements politiques, ni un traité d'analyse politique, mais il nous propose bien une réflexion sur les "émotions, sentiments et passions politiques". Documenté, bien écrit, il plaira assurément.
Philippe Braud, "Petit traité des émotions, sentiments et passions politiques", chez Armand Colin, Paris 2007, 366 p.
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